Augmentation de la température moyenne, diminution de la couverture neigeuse, élévation du niveau des océans, phénomène auto-amplificateurs de rétroactions… Ces menaces, récemment réaffirmées par le dernier rapport du GIEC, se matérialisent de plus en plus dans notre monde physique et gagnent progressivement les consciences des citoyens et des institutions. Parallèlement à l’émergence de cette sensibilité collective – dont on ne peut qu’espérer qu’elle aille croissante – on entend beaucoup parler de la comptabilité carbone comme remède à tous les maux environnementaux des organisations. Si l’on comprend assez intuitivement que ces comptabilités permettent d’évaluer la quantité d’émissions imputables à une organisation, leur intérêt profond est souvent méconnu par les acteurs du monde politique et économique.
Cette méconnaissance, additionnée au fait qu’elles sont parfois réalisées uniquement par contraintes réglementaires, sont autant de facteurs qui expliquent le fait que ces évaluations débouchent encore trop souvent sur un statu quo, un état d’inertie dans lequel personne ne se sent responsable du bon suivi des indicateurs. Or, comme beaucoup de démarches, la condition du succès d’une compatibilité carbone repose sur son appropriation par les parties prenantes concernées.
De notre côté, Deepomatic a d’ores et déjà évalué ses émissions à deux reprises. Ces estimations ont été réalisées en interne par volonté d’en comprendre tous les rouages et de pouvoir les adapter aux mécanismes complexes du secteur numérique. C’est un retour d’expérience que nous souhaitons partager avec nos lecteurs aujourd’hui afin d’encourager toutes les organisations à s’emparer de ces outils qui peuvent être particulièrement bénéfiques, à condition qu’ils soient manipulés avec sérieux et vigilance. Voici donc nos cinq conseils pour réaliser une évaluation qui porte ses fruits.
Conseil n°1 : S’approprier en interne les notions clefs sur lesquelles reposent les modes d’évaluation
Selon nous, la première étape à suivre pour pérenniser sa démarche consiste à comprendre les mécanismes sur lesquels reposent la comptabilité que l’on met en place. En effet, à l’issue de ce travail d’évaluation, le commanditaire obtient des ordres de grandeurs chiffrés qui lui permettent théoriquement d’orienter la stratégie de son organisation en conséquence. Mais derrière l’apparente neutralité des chiffres, il y a des méthodes, des partis pris que les collaborateurs doivent comprendre pour faire vivre la démarche au-delà de ses premières conclusions. Parmi les concepts à s’approprier, quelques-uns nous ont paru incontournables.
Il existe plusieurs standards pour réaliser ou faire réaliser l’estimation de ses émissions. Ils possèdent tous des exigences qui leurs sont propres comme par exemple la liste de gaz à effet de serre (GES) pris en compte ou l’étendu du périmètre à adopter. À ces standards sont associés des outils qui permettent de répondre à ces différentes conventions. Ils ont tous en commun de reposer sur l’emploi de facteurs d’émission. Ces facteurs sont des coefficients qui, à l’aide de calculs simples, permettent de convertir les données d’activité d’une organisation en émission de gaz à effet de serre équivalentes. Théoriquement, il suffit donc de multiplier une quantité donnée par le bon facteur pour obtenir un équivalent carbone.
Toutes ces évaluations prennent en compte l’impact d’une liste déterminée de différents GES. Si on entend majoritairement parler de CO2, c’est parce que le dioxyde de carbone sert d’étalon dans une optique de simplification. En effet, tous ces gaz, dont la propriété est leur capacité à absorber une partie des émissions terrestres composés d’infrarouges, n’ont pas la même nocivité pour l’atmosphère. On utilise donc l’unité Pouvoir de réchauffement global (PRG) qui permet de faire facilement la comparaison et qui convertit l’impact de ces gaz à équivalent CO2eq. Sous cette unique unité, c’est donc l’impact de plusieurs gaz qui se retrouve quantifiée.
Conseil n°2 : Définir le périmètre de responsabilité le plus large possible pour analyser ses vulnérabilités
Parmi les motifs qui peuvent pousser les entreprises à se lancer dans ce genre de démarche, on trouve une palette d’arguments, allant du plus cosmétique au plus pertinent : renforcer sa marque employeur, initier un mouvement de sensibilisation dans son entreprise, obtenir des ordres de grandeur afin de favoriser les actions ayant le plus d’impact, et enfin dans une perspective plus stratégique, identifier ses vulnérabilités face à l’augmentation du prix de l’énergie.
En effet, à l’heure actuelle il paraît difficile d’échapper au risque que fait planer le déséquilibre climatique. En revanche, il est possible d’anticiper ces changements et de s’y rendre moins vulnérable. Dans cette perspective, il semble primordial d’insister sur la nécessité de prendre en compte le périmètre opérationnel et organisationnel le plus large possible dans l’appréciation de ses émissions.
Certains standards et réglementations n’imposent pas la prise en compte de tous les périmètres d’émissions. Or, la majorité d’entre elles se situent souvent dans la catégorie des autres émissions indirectes. Par exemple, le scope 3 représente 94% des émissions de GES émises par Deepomatic. Ne pas la prendre en compte serait revenu à ne pas anticiper un facteur majeur de vulnérabilité.
Pour savoir ce qui est pertinent à prendre en compte, il est recommandé de se demander conjointement si l’organisation est responsable et dépendante de cette source d’émissions. Dans le cas de Deepomatic, il nous a paru nécessaire de prendre en compte l’impact de la sous-traitance de notre annotation. Il a donc été demandé à nos collaborateurs de transmettre toutes les informations relatives à leurs locaux, leur consommation d’énergie et leur infrastructure IT afin de s’en imputer une partie proportionnellement à la part que nous représentons dans leur chiffre d’affaires annuel.
Conseil n°3 : Personnaliser son bilan pour affiner ses résultats
Comme décrit précédemment, les outils de comptabilité proposent une banque de facteurs d’émission dont le but est de faciliter l’estimation lorsqu’il n’est pas possible de réaliser une mesure directe. Ces facteurs sont validés par des instances diverses en fonction du pays de production. S’ils sont issus d’une démarche rigoureuse, ils présentent parfois des marges d’incertitudes élevées qu’il convient d’affiner pour obtenir le résultat le plus proche de la réalité.
Par exemple, la source principale de certains secteurs comme le nôtre réside dans les intrants et les services. Or, l’outil Bilan carbone® ne propose par exemple que des facteurs d’émissions monétaires pour les prendre en compte. Leur principe consiste à dire qu’une dépense de X€ multiplié par le facteur propre à un secteur donné est égal à Y kgCO2eq. Ils sont généralement soumis à de fortes incertitudes, et s’ils permettent d’obtenir des ordres de grandeur, leur recours ne valorise pas les efforts qui peuvent être fait en matière du choix des fournisseurs. C’est pourquoi nous recommandons à toutes les organisations d’engager un dialogue avec ses parties prenantes dans le but d’obtenir des informations permettant d’adapter le facteur d’émission, en le faisant passer du stade de donnée générique à celui de donnée personnalisée.
Il existe aussi de nombreuses situations dans lesquelles il n’existe tout simplement pas de facteur adapté. Nous avons rencontré ce problème en cherchant à évaluer l’impact de notre usage de Cloud. Puisque notre activité est à la fois responsable et dépendante de ce poste, il nous a paru judicieux de développer nous-mêmes une méthode afin d’appréhender un ordre de grandeur et intégrer un facteur d’émission réaliste à notre outil de comptabilité.
Conseil n°4 : Avoir conscience des limites inhérentes à la démarche
Certes, ces bilans permettent de mesurer l’impact d’autres gaz à effet de serre que le CO2 mais il faut garder à l’esprit toutes les limites que comportent pour autant cette approche. En effet, les comptabilités carbone répondent aux enjeux du dérèglement climatique mais ignorent d’autres phénomènes pourtant tout aussi menaçants.
Ainsi, elles ne nous renseignent pas au sujet d’autres problématiques comme la consommation de ressources abiotiques, la consommation d’eau ou encore la perte de biodiversité. Par exemple, comme le rappelait Emma Haziza, hydrologue spécialiste de la résilience des territoires face aux risques climatiques extrêmes, on trouve de l’eau derrière chaque kWh consommé. Ce constat s’applique particulièrement bien au secteur tech qui repose sur une industrie extractive importante qui nécessite de grandes quantités d’eau pour traiter les ressources.
Si cet exercice de comptabilité est bien souvent perçu comme la première pierre à apporter à l’édifice d’une politique environnementale ambitieuse, c’est en partie dû au fait que c’est aujourd’hui la démarche la plus aboutie. Il ne faut pas perdre de vue que cet indicateur CO2, qui polarise aujourd’hui l’intérêt, n’est pas forcément celui sur lequel doit se focaliser toute notre attention. Les comptabilités carbone ne permettent d’avoir accès qu’à une partie d’un problème environnemental bien plus large, bien plus systémique.
Conseil n°5 : Faire vivre la démarche au-delà de ses premières conclusions
Pour éviter l’écueil de l’inaction, il nous semble primordial de chercher à faire vivre cette démarche au-delà de la seule production de livrables.
La comptabilité carbone doit être perçue comme une démarche itérative, c’est-à-dire qu’elle doit être répétée dans la perspective d’être continuellement améliorée. Pour une organisation, il paraît complexe d’espérer pouvoir affiner l’ensemble de ses facteurs d’émissions monétaires du premier coup. Idéalement, chaque bilan doit être l’occasion de penser à ce qui peut être amélioré afin de maintenir chez les collaborateurs la volonté de suivre cette initiative. Des points réguliers sur les actions mises en place dans une perspective de réduction ou sur les évolutions des émissions sont également les bienvenues. Par exemple, depuis la réalisation de notre second Bilan carbone®, nous tâchons de mettre en place un système d’évaluation quasi continue de nos émissions afin d’en informer nos collaborateurs de manière trimestrielle.
Pour être pleinement effectives, ces comptabilités doivent en premier lieu servir un but : celui d’une meilleure connaissance de son impact dans l’optique de le réduire et d’informer ses parties prenantes. Si cet exercice suit un autre dessin comme celui de se prétendre “neutre en carbone” en compensant ses émissions dans une seule perspective de communication, il est certain que la démarche n’aura aucune vertu à long terme. Tout l’enjeu réside dans le fait de traduire par des actions concrètes les conclusions tirées de l’évaluation carbone réalisée. Chez Deepomatic, nous avons par exemple mis en place des restrictions en matière de transport, incitant nos collaborateurs à emprunter les modes de déplacements les moins émissifs tout en optimisant leurs trajets.
Ainsi, pour continuer à faire vivre ces comptabilité les maîtres mots nous paraissent être ceux de l’implication et du partage : pour que la démarche survive à ses livrables, elle se doit d’impliquer l’ensemble de ses collaborateurs directs en les informant et en les sollicitant régulièrement. Elle doit par la suite être élargie à l’ensemble de ses parties prenantes, en les incitant à définir leur propre empreinte et en les informant des évolutions de la sienne.
Les comptabilités carbone ne sont rien d’autres que des outils immatériels, c’est-à-dire un ensemble de règles et de conventions. Si elles comportent en leur sein des objectifs d’informations et d’actions, rien ne garanti leur bonne utilisation ou la bonne interprétation des résultats. Les résultats doivent être manipulés avec vigilance et les estimations affinées sur un temps long. Chez Deepomatic, nous entendons faire en sorte que la politique environnementale de l’entreprise ait à terme de fortes répercussions sur la manière dont notre produit est pensé et conçu. À l’heure actuelle, une large partie de notre politique environnementale est focalisée sur l’obtention de données fiables concernant l’empreinte de notre activité et du numérique. Le but est de construire des indicateurs de performance durable, solides et facilement identifiables, qui puissent être mis au même rang que des indicateurs économiques plus classiques.
1. “Climate Change 2021. The Physical Science Basis. Summary for Policymakers”, IPCC, 7 August 2021
2. À l’international, c’est le GHG Protocol ou la norme ISO 14064 qui font autorité, tandis qu’en France les comptabilités carbone sont plus souvent éditées sous la forme Bilan-GES réglementaire ou Bilan carbone®.
3. En France, le standard Bilan-GES n’oblige qu’à la prise en compte du scope 1 et 2, et donc uniquement des émissions directes et indirectes liées à la consommation d’électricité, chaleur ou vapeur nécessaires aux activités de la personne morale. La prise en compte du scope 3, qui englobe toutes les autres émissions, est optionnel, bien que recommandé.
4. “Estimer l’empreinte carbone d’un software d’entreprise. L’exemple de Deepomatic”, Deepomatic, janvier 2021.
5. Le cri d’alarme de l’hydrologue Emma Haziza”, Nourritures terrestres, 27 juin 2021.
6. Au sujet des problématiques induites par ce genre d’expression dans le cadre des entreprises, voir “Les avis de l’ADEME. La neutralité carbone”, ADEME, juillet 2021.