L’effet rebond : le grand oublié des mesures d’impact du numérique

byJulie Trinckvel
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Assez instinctivement, lorsque l’on vous annonce la commercialisation d’un système permettant d’augmenter la performance énergétique de votre véhicule, vous penserez sans doute que cela aura pour effet de diminuer la consommation globale de carburant – et donc indirectement les émissions de gaz à effet de serre associées. Pourtant, jusqu’à présent, c’est paradoxalement l’effet inverse qui a été observé. Comment l’expliquer ?

Prenons un autre exemple, celui des télécommunications. En 2020, l’attribution des fréquences 5G a relancé de vifs débats sur l’intérêt et l’impact de cette nouvelle technologie. Face aux détracteurs, bien des exploitants ont mis en avant l’argument de l’efficacité énergétique pour justifier le déploiement massif de ce nouveau réseau. De fait, pour une même quantité de données transmises, cette technologie semble moins énergivore que ses prédécesseurs. Mais c’est aller un peu vite en besogne que d’affirmer qu’elle engendrera pour autant une réduction des émissions liées aux communications. Car, jusqu’à présent, chaque génération de réseaux mobiles a été accompagnée par une intensification des données transitant sur le réseau. Les affirmations des exploitants de la 5G ont donc parfois omis un phénomène pourtant connu depuis longtemps : celui du paradoxe de Jevons, aussi appelé parfois effet rebond. Il tient son nom de l’économiste britannique William Stanley Jevons qui dans la seconde moitié du XIXème siècle constate que l’efficacité croissante avec laquelle le charbon est exploité n’implique par une diminution de son recours à échelle global.

Aujourd’hui, dans un contexte de menace climatique, de nombreux espoirs reposent sur les technologies numériques. Beaucoup vantent leurs capacités à réduire nos émissions de gaz à effet de serre, notamment grâce à la quantification des impacts qu’elles permettent. Or, beaucoup de ces analyses omettent l’impact potentiel du paradoxe de Jevons. Pourtant, depuis sa première formulation, cette théorie n’a jamais cessé de s’appliquer à tous les champs de l’innovation. 

Chez Deepomatic, nous pensons que le numérique a un potentiel salvateur à condition qu’il prenne en compte la démultiplication des usages qu’il engendre afin d’anticiper toutes les externalités propres à l’introduction d’un nouveau paradigme technique. Bien que ces effets soient difficiles à anticiper en amont, il nous paraît essentiel de les garder à l’esprit dès que l’on se lance dans une évaluation d’empreinte et c’est ce que nous tâchons de faire dans nos propres estimations. Pour en convaincre le lecteur, cet article propose une mise au point sur le concept d’effet rebond ainsi qu’un tour d’horizon de la manière dont il s’est jusqu’ici appliqué aux technologies du numérique. 

Une typologie des effets rebond

Globalement, l’expression qualifie les situations dans lesquelles les gains en efficacité d’une technologie donnée obtenus grâce à une innovation sont partiellement ou totalement compensés par les comportements des agents qui en bénéficient. Si l’on rentre dans le détail, ce paradoxe apparent peut se décliner en de multiples typologies spécifiant ses effets. On retrouve différentes classifications en fonction des théoriciens qui manipulent le concept. Dans le contexte spécifique des technologies de l’information et de la communication (TIC), il nous a paru intéressant de retenir la suivante :

  • L’effet rebond matériel est peut être le plus évident. Il qualifie toutes les situations dans lesquelles une innovation permettant d’économiser directement l’usage de ressources (matérielles et/ou technologiques) n’entraîne pas pour autant une diminution de la consommation globale de ces ressources.
  • L’effet rebond économique met en lumière le processus par lequel plus la phase de production et de consommation deviennent efficientes, plus celui qui en bénéficie économise du temps, ou de l’argent qu’il pourra ensuite employer pour consommer d’autres biens ou services.
  • L’effet rebond psychologique a lieu lorsque les progrès faits en matière d’efficacité servent d’excuse implicite ou explicite à l’agent pour consommer d’autres ressources.
  • L’effet structurel désigne les cas de figure dans lesquels les innovations permettant l’augmentation de l’efficience impactent les structures sociales et économiques dans lesquelles nous évoluons : la baisse des prix des biens intermédiaires et finaux provoque des changements profonds dans les modes de production et les habitudes de consommation.

Ainsi, l’effet rebond connaît plusieurs déclinaisons et se retrouve à bien des échelles. Opérer un détour par cette vue d’ensemble permet de saisir la multiplicité des paramètres à prendre en compte lorsque l’on cherche à anticiper les conséquences. La suite de ce billet se propose de matérialiser ces difficultés en illustrant les effets matériels et économiques à travers une série d’exemples propres aux technologies numériques.  

Les smartphones et les écrans

Commençons par un exemple probant d’effet rebond matériel : depuis le lancement des premiers smartphones et la “révolution tactile” introduite par Apple en 2007 avec son premier IPhone, ces téléphones intelligents ont conquis le monde. On comptait 4 milliards d’appareils en circulation en 2017. Depuis les premières commercialisations, leur batterie n’a cessé de gagner en efficacité. Pourtant, alors que la puissance moyenne de la batterie a augmenté de 50% en 5 ans la fréquence de rechargement reste à peu près constante. En gagnant en efficience, ces batteries ont en réalité permis de développer de nouveaux usages : les fonctionnalités se sont enrichies et les applications se font plus nombreuses. Outre la consommation énergétique, la complexification des appareils a engendré une consommation croissante de minerais.

Le même constat s’applique aux écrans LCD. En effet, au moment de la transition entre les écrans à tube cathodique et les écrans à cristaux liquides, les constructeurs avaient tendance à mettre en avant les gains d’énergie occasionnés par ce changement. À diagonale identique, un écran LCD était censé consommer deux à trois fois moins d’énergie que son prédécesseur. C’était sans compter sur l’augmentation des diagonales moyennes et la recherche d’une luminosité plus élevée. À cet effet rebond matériel s’adosse également un effet économique : la diminution des prix et de la consommation énergétique semble avoir poussé les agents à consommer d’autant plus d’écrans. 

Ainsi, pour les smartphones comme pour les écrans, l’efficacité énergétique progressivement introduite n’a pas induit de baisse généralisée de la consommation de ressources.  

Le jeu à la demande

Le jeu à la demande, aussi appelé Cloud gaming, a connu un certain essor ces dernières années, et pour cause ! Accès à la demande, mutualisation des ressources informatiques dédiées aux jeux vidéo et allongement de la durée de vie des terminaux… Sur le papier, le Cloud gaming paraissait être une belle promesse de réduction de l’empreinte environnementale des activités vidéo-ludiques.

Ceci pourrait être vrai à condition que les usages restent constants. Or, les entreprises commercialisant ces services proposent des offres de jeux hautes performances à moindre coût, ce qui a pour effet d’induire un effet rebond d’ordre économique : en rendant le service plus abordable, les géants du secteur comme Google et son Stadia, ou encore Microsoft et xCloud tendent à élargir leur cercle de consommateurs et donc in fine à multiplier les usages. Cet effet est accentué par leurs modèles économiques qui s’appuient sur l’exploitation des données pour proposer un service d’apparence gratuit. 

On observe donc un décalage entre les avantages environnementaux présentés par les fournisseurs de services et les résultats probablement induits par l’introduction de cette nouvelle technologie. Si les usagers se multiplient, les gains d’efficacité permis par la mutualisation des ressources informatiques ne seront pas visibles à échelle globale. 

La virtualisation et les centres de données 

Ces dernières années, les hyper centres de données ont fleuri un peu partout dans le monde. Ils sont définis comme des infrastructures à “haute densité, optimisées en termes d’énergie… [Ces hyper centres] ont un minimum de 5000 serveurs et sont d’au moins 3000 m², mais sont généralement beaucoup plus grand”. Ces data centers géants, de plus en plus répandus, offrent la possibilité de réaliser de nombreuses économies d’échelle. Elles sont principalement de deux ordres : physique mais aussi computationnelle. 


Grâce à ces optimisations, beaucoup de fournisseurs Cloud mettent en avant les économies de GES que réalisent les clients qui délocalisent leurs données dans ces centres. En effet, ces économies d’échelle leur permettent de se targuer d’un PUE relativement faible. Par exemple, Google revendique un PUE de 1,2 alors que la moyenne mondiale se situe plutôt autour de 2.

Mais cela suffit-il à prétendre que les centres de données permettent une baisse des émissions mondiales imputables au numérique ? Rien n’est moins sûr si l’on essaye d’anticiper les effets rebond matériels potentiels. En effet jusqu’à présent l’optimisation globale a permis d’absorber l’explosion de la consommation de données et de stabiliser relativement son empreinte carbone. Mais qu’en est-il pour la suite ? Plusieurs points de vue d’experts s’affrontent : si l’U.S. Energy Information Administration croit encore dans les pouvoirs de l’efficience, certains considèrent la limite comme atteinte et annoncent une explosion de la demande en électricité. Dans un rapport de 2007, les Nations Unies précisent d’ailleurs que l’usage des technologies dites vertes pourrait être bien moins bénéfique qu’annoncé. 


Outre la demande en électricité, la virtualisation des serveurs, c’est-à-dire la capacité à consolider plusieurs serveurs physiques sur un seul ne fait pas qu’engendrer une diminution du nombre d’équipements nécessaires dans les centres de données. Car, l’un des effets du Cloud est de grandement faciliter le recours au serveur virtuel – il suffit de quelques clics, ce qui est bien moins complexe que d’installer des serveurs sur site. Ainsi, les usages augmentent : les entreprises auraient aujourd’hui 2 à 3 fois plus de serveurs virtuels qu’elles n’en avaient de physiques auparavant. En dehors de la seule consommation énergétique, cet accroissement implique également une utilisation croissante de minerais, des ressources de plus en plus pressurisées. 

Conclusion

L’effet rebond, dont les premières constatations remontent aux origines de la Révolution industrielle, est un phénomène complexe, dont les multiples intrications rendent toutes les tentatives d’anticipation complexes. Beaucoup d’organisations focalisent leur communication environnementale sur les efforts réalisés en matière d’efficacité énergétique, et ont tendance à omettre tous les autres effets induits par ce gain apparent. Or, il est urgent que tous les constructeurs et fournisseurs prennent la mesure de cet effet. Chez Deepomatic, nous considérons qu’aucun produit ou service ne devrait se présenter comme environnementalement bénéfique sans avoir essayé d’anticiper ces effets. C’est pourquoi nous tâchons de l’intégrer à nos études d’impact. Il nous semble que les technologies de l’information et de la communication sont pleines de promesses : elles nous permettent déjà de mieux modéliser les phénomènes liés au dérèglement climatique, d’optimiser la consommation énergétique de nos bâtiments et de nos réseaux, d’éviter des déplacements inutiles. Elles pourraient avoir un rôle décisif à condition que l’on prenne en compte les marges d’incertitude induites par les effets rebond.

 

  1. Alix Coutures, “5G et effet rebond: le phénomène qui explique le débat fiévreux”, Huffington Post, 17 octobre 2020.

  2. W. Stanley Jevons, The Coal Question; An Inquiry Concerning the Progress of the Nation, and the Probable Exhaustion of Our Coal Mines, 1865.

  3. “Note n°5. L’empreinte carbone du numérique”, ARCEP, 21 Octobre 2019.

  4. Dans “Jevons’ Paradox revisited: The evidence for backfire from improved energy efficiency” Energy Policy, 2009, l’expert en politique énergétique de l’université du Sussex Steve Sorrel distingue trois types d’effets rebond : direct, indirect et structurel. La typologie présentée ici s’inspire plutôt de la publication Tilman Santarius, « Digitalization, Efficiency and the Rebound Effect », Degrowth, 16 février 2017.

  5. “Impact environnemental du numérique : tendances à 5 ans et gouvernance de la 5G”, op. cit.

  6. Exemple emprunté à Frédéric Bordage, “L’effet rebond dans le numérique est-il évitable ?”, Green IT, 19 février 2014.

  7. Exemple emprunté à  “Note n°5. L’empreinte carbone du numérique”, op. cit

  8. Définition de l’IDC (International Data Corporation), 2016.

  9. Le PUE est un indicateur mis au point par le Green Grid pour mesurer l’efficacité énergétique d’un datacenter. Il est calculé en divisant le total de l’énergie consommée par le datacenter par le total de l’énergie utilisée par les équipements informatiques.

  10. « Green Technology Choices: The Environmental and Resource Implications of Low-Carbon Technologies », Nations Unies, 2017.

  11. Frédéric Bordage, “L’effet rebond dans le numérique est-il évitable ?”,op. cit.
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